Que la mémoire soit enfin soumise à l'entendement
A la mode à laquelle nous sommes instruits, il n'est pas merveille si ni les écoliers, ni les maîtres n'en deviennent pas plus habiles, quoiqu'ils s'y fassent plus doctes. De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne visent qu'à nous meubler la tête de science; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles.
Criez d'un passant à notre peuple: »Oh le savant homme!« Et d'un autre »Oh le bon homme!« il ne faudra pas de tourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudrait un tiers crieur: »Oh les lourdes têtes!« Nous nous enquéronsvolontiers: »Sait-il du grec ou du latin? Ecrit-il en vers ou en prose?« Mais s'il est devenu meilleur ou plus avisé, c'était le principal, et c'est ce qui demeure derrière. Il fallait s'enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant.
Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vides. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain et le portent au bec sans le goûter, pour en faire la becquée de leurs petits, ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent.
C'est merveille combien la sottise proprement se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de même, ce que je fais en la plupart de cette composition? Je m'en vais escorniflant par-ci par-là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n'ai point de gardoires, mais pour les transporter en celui-ci, où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu'en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future.
Montaigne, Essais,
Livre I, Chapitre XXV.
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